Les premiers bateaux à moteur essence : Ernest Abel PÉRIGNON, un précurseur portejoyeux !

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Notre fête nautique « Lumières en Seine » des 25 et 26 mai se prépare…

Vous pourrez admirer une quarantaine de bateaux anciens, voiliers, petits canots, canots à vapeur, yoles, et des bateaux à moteur historiques que nous présentera le Cercle Motonautique Classique. Mais saviez-vous que le village de Portejoie a eu l’honneur de compter parmi ses habitants le formidable inventeur mécanicien de moteurs et yachtman : Ernest Abel PÉRIGNON bien oublié aujourd’hui ?

Il naît le 26 janvier 1868 à Equeurdreville, près de Cherbourg. Son père est absent à cette date, en service sur le navire de la Marine Nationale Le Faon. Il est en effet maître-mécanicien aux équipages de la Flotte, puis officier supérieur de la Marine et sera titulaire de la Légion d’Honneur en 1865.

Ernest PÉRIGNON est négociant en voitures à Paris, les « Lorraine-de-Dietrich ». Passionné de mécanique (bon sang ne saurait mentir) il adapte des moteurs sur des canots automobiles qu’il fait filer à des vitesses extraordinaires pour l’époque (50 Km/h en 1907). Il gagne des courses, contre des bateaux équipés de moteurs RENAULT notamment, et devient un envié champion. En 1905 il dépose un brevet, avec un certain VITTECOQ, pour un nouveau mode de transmission applicable aux canots automobiles. La presse lui décerne le titre de « Roi du Yachting automobile » à la suite « d’une série d’exploits incomparables » [journal La Liberté, 11 avril 1907, p. 3].

Ernest PÉRIGNON, Évian 1907, sur moteur Lorraine-Dietrich, cliché Agence ROL [Bibliothèque nationale de France]
Ernest PÉRIGNON sur Lorraine V, 6e meeting de Monaco 1909, cliché Agence ROL [Bibliothèque nationale de France]

Cette activité nautique hardie et nouvelle présente des dangers importants. Ainsi PÉRIGNON a failli être victime d’un accident, son mécanicien étant hélas décédé. Le 26 juillet 1903 est organisée la première édition d’une course de bateaux motorisés nommée La Course des Cent Kilomètres – Coupe Challenge Dubonnet, sur la Seine.

Il s’agit donc d’une course de 100 km, au départ de Poissy, à 100m en avant du Pont de Poissy, premier virage à 1500m à Carrières-sous-Poissy. Les concurrents redescendent la Seine jusqu’à Meulan, où ils virent, à 100 m en amont du pont, devant le garage du Cercle de Voile de Paris. Ils reviennent ensuite à Carrières et font trois fois cet aller-retour. Arrivée au pont de Poissy.

Deux catégories concourent : les cruisers (canots de promenade) classés selon leur puissance de 12 à plus de 24 chevaux ; et les racers (bateaux de course), selon leur taille : jusqu’à 8 m, jusqu’à 10, puis 15, puis 20 m.

Parmi les 23 engagés, l’un des favoris à la victoire est le « Marsouin« , bateau à moteur de 50 CV piloté par son constructeur, Ernest PÉRIGNON, avec son mécanicien Edmond François GROSS.

Peu avant la course, PÉRIGNON fait chauffer le moteur lorsque le carburateur se noie provoquant une fuite. Le réservoir de carburant de 50 litres prend feu et le bateau s’embrase. Ses deux occupants sautent à l’eau.  PÉRIGNON nage jusqu’à un bateau de secours mais son mécanicien GROSS a une congestion et se noie. Son corps n’est pas retrouvé par les sauveteurs. Contremaître chez Moteurs MUTEL, motoriste parisien, GROSS était âgé de 27 ans, marié et père d’une petite fille de quelques mois.

Le bateau « Marsouin » brûle pendant plus d’une heure puis coule. La course est remportée par « Flore », construit par OTTO & SEYLER et piloté par M. SÉNOT de l’Hélice-Club de France, en 04h 31min 49sec.

Un deuxième décès survient dans l’édition suivante de la course, en 1904, et dans des circonstances très similaires… Aucune règlementation ne bride les organisateurs, à l’époque. On risque tout.

Ernest PÉRIGNON traîne une dégaine peu commune : grosse moustache, chapeau de toile cirée de marin-pêcheur et vieille vareuse, quand il est à la barre, « éternelle petite casquette et éternel grand manteau » [cf. La Vie Parisienne, « Au Salon de l’Auto », 02 janvier 1904] lorsqu’il est à la ville. Il a l’air peu aimable, le verbe haut (il est réputé pour ses discours réussis), il dispute des courses dans des endroits très sélects tel Monaco, sans céder un pouce de son originalité. Les clichés de l’agence de presse ROL le montrent, bougon, moderne capitaine Haddock sans barbe, boudiné dans plusieurs couches de vêtements, bref, rien du yachtman en blazer et casquette à galons dorés. Dans le milieu des motoristes, on le surnomme « Pépé » !

Ernest PÉRIGNON en 1907 à Monaco [Bibliothèque nationale de France]

Puis dès 1910, il s’intéresse aux moteurs d’avions. A l’époque les motoristes travaillent en effet dans tous les domaines : air, terre, eau.

Dans quelle mesure a-t-il connu Louis RENAULT ? Et dans quelle mesure a-t-il voulu se rapprocher de lui en s’installant en bord de Seine, à Portejoie ? RENAULT découvre le site Herqueville-Portejoie en 1906 en se promenant sur la Seine à bord de son luxueux yacht à moteur. Il tombe complètement sous le charme de l’endroit, le site Portejoie-Herqueville deviendra son domaine quasi exclusif. RENAULT achète toutes les terres, les fermes, les terrains même bâtis, fait construire un château sur les hauteurs de la falaise en face de Portejoie, et dans les années 1920 une vingtaine de villas néo-normandes pour ses collaborateurs les plus proches. Il les « martyrise » en les obligeant à venir chaque week-end à Portejoie avec femmes et enfants, un service de bac permettant de passer d’une rive à l’autre, de Portejoie à Herqueville, pour aller travailler même le dimanche, avec ce patron tyrannique et adoré !

Ce qui est certain c’est que RENAULT découvre le village en 1906, et qu’on trouve la trace de PÉRIGNON en 1911 dans le recensement de la commune. Cela ne préjuge pas d’une installation plus précoce dès 1896 (date du précédent recensement) ni d’un possible autre domicile parisien – en tout cas les PÉRIGNON ne sont pas encore chez nous lors du recensement de 1896 mais il existe une propriété PÉRIGNON à Portejoie en février 1910, où « un mur de clôture dans la propriété Pérignon, construit sur la digue a failli être renversé (…) par l’eau qui le sapait sous ses fondations » [Journal d’Evreux, 05 février 1910, « Fin de la crue », p. 2]. Dans la rubrique « profession » du recensement, il fait noter « propriétaire » … La Seine est par ailleurs un magnifique terrain d’entraînement pour lui « canotier impénitent des bords de la Seine » [Fantasio, « Le Coin-Coin du Sport », 15 avril 1911.]

Ernest PÉRIGNON a quelques ambitions politiques locales, tentant sans succès (à un cheveu, une voix sur 50 électeurs et 41 votants) d’être élu conseiller municipal en 1912 et de nouveau en 1913 à la suite de la démission arrachée à Lucien DAGOMMER, conseiller municipal hospitalisé. Affaire qui fera grand bruit en 1913 dans le Journal de Rouen, accusant PÉRIGNON qui se présente comme libéral d’être un crypto radical protégé par le préfet… Querelles intestines au village, avec l’appui d’éléments extérieurs qui attisent les braises ! PÉRIGNON n’est pas élu, se retire de la compétition et affirme qu’il séjournera toujours à Portejoie avec… joie… ! On le retrouve au recensement suivant (1921) : il a fait de Portejoie sa résidence secondaire, puisqu’il n’est mentionné qu’en creux, par la présence de son jardinier habituel René GODARD, premier sur la liste de recensement. La tentative électorale de PÉRIGNON préfigure celles, réussies, de Georges LEBLANC, ingénieur, et de Charles SERRE, le plus important collaborateur de Louis RENAULT, qui tiendront la mairie de Portejoie avant et après la seconde guerre mondiale.

La guerre de 14 le cueille, normalement exempté. Il s’engage volontairement pour la durée de la guerre à la mairie du 17e arrondissement, pour le 1er groupe d’aérostation. Il est démobilisé en novembre 1918 mais affecté en 1921 comme Officier d’Administration contrôleur du matériel aéronautique.

Il est fait chevalier de la Légion d’Honneur en 1925. Son dossier, où il est présenté comme « industriel », mentionne quinze actes de sauvetage, et quatre médailles de sauvetage. Il est donc aussi champion de natation ! Et surtout il a eu pendant la guerre une citation à l’ordre de l’aéronautique pour ses inventions : économiseur d’essence, et système de protection de réservoirs d’avions contre le tir ennemi.

Il n’est plus propriétaire à Portejoie en 1926. La maison ou le groupe de maisons, a été achetée par Charles SERRE, collaborateur n°1 de Louis RENAULT, « en 1920 » selon la fille de celui-ci : disons plutôt 22 ou 23… La demeure présente plusieurs caractéristiques d’une « maison Renault », dont le porche, mais ces ajouts ont pu être réalisés plus tard.

La profession de PÉRIGNON varie suivant les recensements parisiens : « représentant » en 1926, « expert » en 1931 et 1936.

Ernest PÉRIGNON décède le 1er juillet 1946 à Paris.

Ernest PÉRIGNON en 1909, cliché Agence Meurisse
[Bibliothèque nationale de France]

Sources concernant l’accident de 1903 à Poissy :

Magazine La Stampa Sportiva, Turin, Italie, numéro du dimanche 16 août 1903, p. 8.

Journal La Presse (Paris, France), numéro du dimanche 26 juillet 1904, p. 4, article « Les Canots Automobiles. L’épreuve de demain ».

Journal Le Figaro (Paris, France), numéro du lundi 27 juillet 1903, p. 6, article « Yachting – Automobile« .

Journal La Patrie (Paris, France), numéro du mardi 28 juillet 1903, p. 3, article « Les Canots Automobiles. L’épreuve d’hier« .

Journal La Stampa (Turin, Italie), numéro du mardi 28 juillet 1903, p. 2, article « Le corse di canotti-automobili sulla Senna« .

Journal La Presse (Paris, France), numéro du mardi 18 octobre 1904, p. 6, article « Yachting – Automobile« .